par Jean-Guy Pécresse et Anne Brouard | 9 Avril 2020 | Droit de la famille
Usufruit, nue-propriété, ces termes deviennent communs aujourd’hui car souvent rencontrés dans des opérations patrimoniales courantes.
Le démembrement d’un bien, c’est-à-dire sa détention en usufruit d’une part et en nue-propriété d’autre part, est une pratique maintenant répandue, qu’elle soit subie lors d’une transmission successorale par exemple ou qu’elle soit anticipée lors d’une donation.
Dit autrement c'est le partage du bien en deux parts distinctes mais non égales, le jus d'une orange d'un coté et la pulpe de l' autre pour schématiser.
Une autre technique de démembrement de propriété, le quasi-usufruit, reste mal connue et surtout moins utilisée dans les stratégies d’organisation patrimoniale. Le quasi-usufruit confère des droits apparemment très étendus à son détenteur.
Quasi-usufruit ou quasi-propriété ? Point sur cette technique de démembrement spécifique.
Attention à la requalification fiscale.
« La propriété est le droit de jouir et disposer des choses de la manière la plus absolue, pourvu qu’on n’en fasse pas un usage prohibé par les lois ou par les règlements. » (C.civ. Art. 544)
Le droit de propriété, droit réel le plus complet, est l’addition de :
L’ensemble de ces droits sont des droits réels.
Droit réel : un droit réel est un droit qui porte directement sur la chose à la différence d’un droit personnel attaché à la personne qui oblige une autre personne à exécuter une prestation (droit de créance).
L’usufruit est une partie du droit de propriété, il est l’addition des deux droits d’usage et de jouissance : « L’usufruit est le droit de jouir des choses dont un autre a la propriété, comme le propriétaire lui-même, mais à la charge d’en conserver la substance. » (C.civ. art.578).
Ce droit autorise donc l’usufruitier à :
En contrepartie, l’usufruitier a l’obligation de conserver la substance de la chose.
Il ne peut donc ni la vendre, ni la détruire, ni la donner, ni en modifier la destination (transformer un local commercial en local d’habitation), il a l’obligation de conformer ses droits à l’usage qu’en faisait l’ancien propriétaire. Usufruit = Usus (droit d’user) + Fructus (droit de percevoir les fruits)
Le troisième droit, celui de disposer, appelé nue-propriété, est un droit distinct et indépendant de l’usufruit.
Paradoxalement, ce droit n’autorise pas le nu-propriétaire à disposer de la pleine propriété du bien. Il disposera du bien à l’extinction de l’usufruit, c’est-à-dire soit au terme de la durée pour laquelle l’usufruit était prévu s’il s’agit d’un usufruit temporaire, soit au décès de l’usufruitier s’il s’agit d’un usufruit viager.
Nue-propriété = Abusus (droit de disposer à l’extinction de l’usufruit).
Possibilité de disposer de chacun des droits d’usufruit et de nue-propriété
L’usufruit et la nue-propriété sont des droits réels.
Si, ni l’usufruitier, ni le propriétaire n’a vocation à disposer de la pleine propriété, sauf accord commun, pour autant l’usufruitier comme le nu-propriétaire peuvent aliéner leur droit propre (C.civ. art. 595).
La durée de l’usufruit en cas de cession du droit est limitée à la durée de vie du cédant et non du cessionnaire.
A l’usufruit classique, succède dans le Code civil à l’article 587 la définition du quasi-usufruit :
« Si l’usufruit comprend des choses dont on ne peut faire usage sans les consommer, comme l’argent, les grains, les liqueurs, l’usufruitier a le droit de s’en servir, mais à la charge de rendre, à la fin de l’usufruit, soit des choses de même quantité et qualité soit leur valeur estimée à la date de la restitution. » (C.civ. art. 587)
Le quasi-usufruit, tel qu’il est défini par la loi, a donc pour particularité de s’appliquer spécifiquement sur des biens que l’on ne peut pas utiliser sans les consommer. Ces biens sont dit consomptibles.
La consomptibilité est la qualité des choses dont on ne peut faire usage sans les détruire (denrées alimentaires) ou sans les aliéner (espèces monétaires).
N.B : Nous verrons plus loin que la pratique du droit a étendu l’application de l’usufruit à certains biens meubles non consomptibles dans le cadre d’un quasi-usufruit conventionnel.
La valeur fiscale du quasi-usufruit, utilisée pour les calculs de droits de mutation à titre gratuit, est la même que celle de l’usufruit : barème selon l’âge de l’usufruitier dans le cas d’un usufruit viager (CGI art. 669) ou 23 % de la valeur en pleine propriété par période de 10 ans dans le cas d’un usufruit temporaire (CGI art. 669.II).
La valeur économique de l’usufruit est égale à la différence entre la valeur en pleine propriété du bien et la valeur actualisée de la créance de restitution sur l’espérance de vie de l’usufruitier. La difficulté de cette évaluation réside dans la fixation du taux d’actualisation.
Dès lors que le bien se détruit ou est aliéné lors de son utilisation, le quasi-usufruitier ne peut en conserver la substance. En utilisant le bien, il se comporte comme un plein propriétaire.
Peut-il pour autant disposer du bien de la même manière qu’un propriétaire ?
La réponse est négative. La conservation de la substance est nécessaire dans le démembrement classique comme nous l’avons vu pour préserver le droit de propriété future (abusus) du nu-propriétaire.
Il en est de même pour le quasi-usufruit : pour reconnaître et maintenir le droit du nu-propriétaire, il est nécessaire de constater en sa faveur une créance sur le quasi-usufruitier.
Le quasi-usufruitier a donc une obligation de restitution : comme le dicte l’article 587 du Code civil, l’usufruitier a l’obligation de restituer ce qu’il a consommé ou aliéné à la fin de l’usufruit, cette restitution pouvant prendre la forme d’une restitution en nature ou en valeur au profit du nu-propriétaire qui bénéficiera donc d’un droit de créance sur la succession de l’usufruitier appelé créance de restitution.
En cas de restitution en valeur, le code civil indique qu’il s’agit de la valeur estimée du bien, c’est-à-dire la valeur qu’aura le bien, à la date de la restitution.
Cette méthode de valorisation appelle un commentaire particulier en ce qui concerne la monnaie ou une somme d’argent comparativement aux autres biens consomptibles.
Si le quasi-usufruit porte sur une somme d’argent, il est possible de restituer cette somme par la même monnaie et le même montant. La restitution a alors lieu en nature. De facto, la somme existante à la naissance du quasi-usufruit est la même que celle lors de la restitution de la créance au nu-propriétaire. C’est le principe du nominalisme monétaire.
Ceci n’empêche pas bien sûr que la monnaie ait pu prendre ou perdre de la valeur dans le temps.
NB : A la naissance du droit de quasi-usufruit et par une convention, il peut être prévu une clause d’indexation comme nous le verrons ultérieurement.
Usufruit portant sur une denrée : un usufruit portant sur une tonne de safran. La restitution peut se faire :
Les droits du quasi-usufruitier sont donc limités par la créance de restitution. Néanmoins, cette créance ne devra être remboursée au nu-propriétaire qu’au terme de l’usufruit (terme de la durée fixée en cas d’usufruit temporaire, ou au décès de l’usufruitier).
Dans le cas le plus fréquent du quasi-usufruit viager, si le patrimoine du quasi-usufruitier à son décès est insuffisant pour rembourser la créance de restitution, le nu-propriétaire est alors floué.
La loi ne prévoit pas de garantir le paiement de la créance. Dès lors, si rien n’est prévu lors de la mise en place du quasi-usufruit, la protection du nu-propriétaire reste relative et dépendante de la bonne gestion du patrimoine du quasi-usufruitier.
Les moyens prévus par la loi pour protéger les droits du nu-propriétaire dans le cadre de l’usufruit classique peuvent être alors utilisés dans le cas du quasi-usufruit :
Ces obligations protectrices pour le nu-propriétaire ont néanmoins leur limite : elles ne sont pas d’ordre public et le quasi-usufruitier peut en être dispensé dans l’acte constitutif de quasi-usufruit.
Le nu-propriétaire peut aussi agir en justice pour demander la déchéance de l’usufruit (C.civ art. 618) ou l’obligation de fournir caution ou d’employer les capitaux. Mais il s’engage dans ce cas dans une procédure longue et conflictuelle.
La déduction successorale de la créance de restitution
La créance de restitution naît au jour du décès du quasi-usufruitier et est à ce titre un passif de la masse successorale. Est-elle pour autant fiscalement déductible pour le calcul des droits de succession ?
La doctrine fiscale considère tout d’abord que la créance de restitution est dans tous les cas déductible si elle provient d’un quasi-usufruit légal.
S’il s’agit d’un quasi-usufruit conventionnel (voir infra), il faut alors se référer à l’article 773-2° du Code général des impôts. Cet article limite la déductibilité de la créance de restitution dans le cas où le nu-propriétaire est un héritier de l’usufruitier (ou personne interposée) : dans cette situation, la créance de restitution n’est pas déductible fiscalement sauf si elle a été consentie par un acte authentique ou un acte sous-seing privé ayant date certaine avant l’ouverture de la succession.
D’où l’importance d’établir une convention de quasi-usufruit (voir infra) permettant de donner une date certaine à la créance de restitution, autorisant ainsi sa déduction.
Le quasi-usufruitier dispose de droits plus étendus que l’usufruitier classique
Le quasi-usufruitier n’est pas pour autant un droit de propriété
Pour autant qu’il puisse s’apparenter dans ses attributs au droit de propriété pendant la durée du démembrement, le quasi-usufruit n’en est pas moins très différent :
Pleine propriété | Quasi-usufruit | |
---|---|---|
Nature du bien | Tout type de bien, immobilier et mobilier | Bien meubles consomptibles uniquement pour le quasi-usufruit légal (C.civ. art. 587) Extension possible à certains biens non consomptibles (valeurs mobilières par exemple) pour le quasi-usufruit conventionnel (voir infra). |
Durée | Perpétuelle (dans la limite de la durée d’existence du bien) Ne s’éteint pas par le non-usage Transmissible | Temporaire : Durée fixe de l’usufruit temporaire ou Durée viagère jusqu’au décès de l’usufruitier (C.civ. art. 617) |
Obligation de restitution | Aucune | Créance de restitution en faveur du nu-propriétaire, en nature, ou en valeur à la date de la restitution (C.civ. art. 587) |
« L‘usufruit est établi par la loi, ou par la volonté de l’homme » (C.civ. art.579).
Il en est de même pour le quasi-usufruit qui peut procéder :
Le quasi-usufruit s’impose le plus souvent aux parties par un événement ou une cause extérieure indépendants de la volonté de l’usufruitier et du nu-propriétaire et provient alors de l’application de la loi.
Si l’actif successoral contient des biens consomptibles, il exercera alors un quasi-usufruit sur ces biens.
Ainsi en est-il bien sûr des créances exigibles des banques composant la succession du défunt : comptes de dépôt à vue, livrets d’épargne, épargne logement, dont le survivant des époux pourra disposer librement avec l’obligation de restituer aux nus-propriétaires des sommes équivalentes à son décès.
Exceptions : les biens que l’enfant peut acquérir par son travail, les biens qui ont été donnés à l’enfant mineur sous condition que les parents n’en disposent pas et les biens que l’enfant reçoit pour indemnisation d’un préjudice extrapatrimonial (C.civ. art. 386-4). Ces biens ne sont pas soumis à la jouissance légale des parents et ne peuvent donc pas faire l’objet d’un quasi-usufruit lorsqu’ils sont consomptibles.
Ce droit de jouissance cesse lorsque l’enfant atteint l’âge de 16 ans, lorsque l’autorité parentale prend fin ou pour les même causes qu’une extinction d’usufruit (C.civ. art. 386-2).
Ainsi, les parents, titulaires d’un quasi-usufruit temporaire sur les actifs consomptibles de leurs enfants seront redevables, à une date certaine, d’une dette de restitution.
Le quasi-usufruit peut aussi naître de la volonté des parties. Il s’agit alors d’un quasi-usufruit conventionnel.
L’usufruitier et le nu-propriétaire peuvent ainsi prévoir par convention :
Un quasi-usufruit sur des biens consomptibles alors même que la loi ne le prévoirait pas.
Mais également un quasi-usufruit sur un bien meuble non consomptible.
La pratique du droit a en effet étendu le quasi-usufruit conventionnel à certains biens non consomptibles (Ch. Req 30 mars 1926 D.H 1927).
On peut penser par exemple à un véhicule qui serait existant dans la masse successorale. Il s’agit d’un bien meuble mais qui ne disparaît pas (heureusement) à l’usage, donc d’un bien meuble non consomptible.
Le quasi-usufruit sur ce type de bien permet à l’usufruitier d’en disposer de manière plus libre que dans le cadre de l’usufruit classique (puisqu’il ne dépend pas de l’accord du nu-propriétaire pour les décisions sur ce bien), à charge d’en restituer la valeur sous forme de créance de restitution à son décès.
La question d’un quasi-usufruit sur des valeurs mobilières s’est également posée et elle est acceptée par certains praticiens.
Le quasi-usufruit conventionnel peut alors provenir :
D’une libéralité entre époux
Que ce soit par un legs ou par une donation au dernier vivant (C.civ. art. 1094-1), les époux peuvent se transmettre l’usufruit universel.
Ces libéralités entre époux présentent des avantages prépondérants au regard de la dévolution légale.
La donation ou le legs peut prévoir l’étendue, les modalités d’exercice du quasi-usufruit ainsi que la dispense de certaines garanties (fournir caution, faire emploi) accordée au conjoint survivant.
Ces dispositions entre époux sont d’autant plus importantes dans les familles dites recomposées. La présence d’un enfant d’un premier lit limite en effet les droits légaux du conjoint survivant au quart de la masse successorale en pleine propriété (C.civ art. 757).
D’un avantage matrimonial
La clause de préciput (C.civ. art. 1515), autorise le survivant des époux à prélever sur la communauté, et avant tout partage, «soit une certaine somme, soit certains biens en nature, soit une certaine quantité d’une espèce déterminée de biens. », en pleine propriété comme en usufruit.
Si ce prélèvement en usufruit est effectué par le conjoint sur des actifs monétaires, il pourra donc disposer du quasi-usufruit sur ces actifs, créant de facto une dette de restitution de l’époux et une créance de restitution au profit des héritiers qui pourront la porter au passif de la succession du survivant des parents.
Il n’eut pas été possible de créer cette dette de restitution si le survivant des époux avait opté pour un prélèvement en plein propriété.
Il est ainsi vivement recommandé d’établir une convention de quasi-usufruit permettant :
Dans tous les cas, et en amont de toute réflexion et de la mise en place du quasi-usufruit conventionnel, il sera nécessaire d’éprouver les objectifs patrimoniaux recherchés au regard des risques d’abus de droit (LPF art. L64) et depuis le 1er janvier 2020 de la procédure dite de mini-abus de droit (LPF art. L.64 A).
Il faut en effet garder en mémoire que la convention de quasi-usufruit permet à l’usufruitier de conserver la libre disposition du bien sa vie durant. Si l’existence et l’exigence de créance de restitution n’étaient pas reconnues, l’intention libérale préexistante au démembrement de propriété pourrait être remise en cause.
Le quasi-usufruit est un démembrement atypique.
Du quasi-usufruit légal au quasi-usufruit conventionnel, il permet d’optimiser la détention et la transmission des biens meubles et donc plus particulièrement des patrimoines monétaire et financier.
Pratiquée à bon escient et bien encadrée, cette technique est un outil patrimonial efficace dans les stratégies patrimoniales.
Elle ne peut cependant pas se pratiquer sans l’analyse et l’accompagnement professionnels du conseiller patrimonial.
sous peine de se voir requalifier cet acte par l'administration fiscale ou être remis en cause par voie judiciaire.